Partie 2


II – UNE RÉPONSE GLOBALEMENT INSUFFISANTE DES POUVOIRS PUBLICS, CONSIDÉRABLEMENT AMÉLIORABLE PAR LA SOLLICITATION D’UN ACTEUR-CLEF : LE DÉTECTIVE PRIVÉ

Qu’elle soit administrative, disciplinaire, législative ou judiciaire, la réponse des pouvoirs publics manque d’efficacité. Hôpitaux, formation professionnelle, enseignement supérieur, organismes professionnels, juridictions… l’action des uns et des autres mériterait de gagner en coordination, en cohérence et en efficience. À ce titre, l’enquêteur de droit privé peut avoir un rôle primordial à jouer.

A – L’INÉGALE IMPLICATION DES INSTITUTIONS

Face à la mainmise des pratiques déviantes sur la formation professionnelle, à leur infiltration au sein des hôpitaux et de l’enseignement, à la multiplication des dangers et à l’atomisation du phénomène, l’implication des institutions concernées se devrait d’être ferme, rapide et solidaire. Cependant, force est de constater qu’elle ne l’est pas encore suffisamment.

1-    Un manque de mobilisation des pouvoirs publics dans le domaine de la formation professionnelle

Nous l’avons vu, une mobilisation des pouvoirs publics s’avère nécessaire pour limiter le développement de phénomènes potentiellement sectaires dans le domaine de la formation professionnelle.
Recenser les diplômes universitaires et conditionner la délivrance d’un DU à l’appartenance à une liste nationale publiée par le ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche apparaît urgent ; mais mieux coordonner les différents acteurs de la formation professionnelle[1] pour développer une responsabilité partagée de tous les intervenants l’apparaît tout autant.
2-    Une organisation administrative affaiblie dans le domaine de la vigilance sectaire

Pour ce qui est de la vigilance sectaire, la commission sénatoriale dresse un triple constat :
-       les services centraux des ministères n’ont pas toujours une connaissance précise de l’évolution des phénomènes sectaires ;
-       les structures compétentes pour intervenir sur ces questions sont de moins en moins spécialisées et cumulent leur activité de lutte contre les dérives sectaires avec d’autres compétences parfois nombreuses et chronophages ;
-       la coordination entre les différents intervenants n’est pas assurée, rendant le suivi des phénomènes sectaires moins efficace.
En effet, alors même que les phénomènes sectaires sont de plus en plus complexes à appréhender et nécessitent une véritable expertise, nous pouvons observer un mouvement inverse de « déspécialisation » des services intervenant dans la prévention et la lutte contre les dérives sectaires.
Nous pouvons également constater un véritable décalage entre les témoignages auprès de la commission sénatoriale des praticiens du droit sur l’existence de phénomènes sectaires, et la connaissance effective de ces phénomènes par certains services ministériels.
En matière civile, par exemple, selon M. Xavier Ronsin, directeur de l’Ecole nationale de la magistrature (ENM), les dérives sectaires sont « quelque chose qui fait partie sinon du quotidien, en tout cas de la réalité du travail du juge aux affaires familiales »[2]. A contrario, lors de son audition, le directeur des affaires civiles et du sceau (DACS), M. Laurent Vallée, s’est exprimé ainsi : « Nous ne sommes pas coutumiers du sujet, sur lequel il nous manque sans doute de l’expérience, en particulier dans le domaine de la santé. […] Les mouvements à caractère sectaire ne font pas en matière civile l’objet d’un traitement spécifique. »[3].
Par ailleurs, le réseau de magistrats « référents dérives sectaires » mis en place au sein de chaque parquet général par la circulaire du 1er décembre 1998[4], chargé entre autres compétences de coordonner au plan régional l’action de l’autorité judiciaire avec celle des autres services de l’État compétents en matière de lutte contre les dérives sectaires, s’avère défaillant.
Alors que ces magistrats doivent réunir périodiquement les différents services de l’État concernés par la lutte contre les dérives sectaires[5] afin de faire le point sur la situation locale, de définir la politique concertée des pouvoirs publics et d’évaluer les moyens à mettre en œuvre pour lutter efficacement contre celles-ci, leur implication est variable d’un parquet à l’autre et l’organisation des réunions périodiques est très irrégulière.

Concernant les groupes de travail restreint à dimension opérationnelle des préfectures, nous pouvons observer au niveau local le même mouvement de « déspécialisation » des structures en charge de la lutte contre les dérives sectaires que celui que nous évoquions au niveau central.
Les « cellules de vigilance départementales » des dérives sectaires, placées sous l’autorité des préfets, ont en effet été supprimées par un décret du 7 juin 2006[6] ; leurs attributions ont été transférées à des entités aux compétences élargies, les conseils départementaux de prévention de la délinquance, d’aide aux victimes et de lutte contre la drogue, les dérives sectaires et les violences faites aux femmes (CDPD).
Non seulement la fréquence des réunions de ces structures varie de manière importante d’un département à l’autre (souvent inférieure à une par an), mais la moitié seulement des groupes de travail a été constituée. Il semblerait donc qu’un bilan aussi limité dénote un regrettable désintérêt de l’État pour les problématiques en lien avec des dérives sectaires.

Enfin, se présente une difficulté pour identifier le service chargé de coordonner, au niveau gouvernemental, l’action publique dans le domaine des dérives sectaires. La matière souffre effectivement de l’absence d’un véritable pilotage gouvernemental de l’action publique départementale en matière de lutte contre les dérives sectaires.

3-    Une implication inégale des ordres médicaux et paramédicaux

Les ordres professionnels compétents pour les professions de santé encadrées par le Code de la santé publique exercent un pouvoir de police tendant à garantir le respect des dispositions légales les concernant, ainsi que des obligations déontologiques propre à la profession, de niveau réglementaire.
L’action des Ordres est cependant limitée en raison des pouvoirs dont ils disposent.
Ainsi, rien n’empêche une personne radiée d’un ordre d’exercer une autre profession, quand bien même elle serait dans le domaine de la santé.
Par ailleurs, les Ordres ne sont pas compétents pour contrôler l’usage des titres universitaires, même s’ils découlent d’un doctorat d’exercice conditionnant l’accès à une profession. Un professionnel de santé radié peut donc toujours légalement se prévaloir d’un doctorat dont il est titulaire.
De plus, les Ordres n’ont pas compétence pour sanctionner l’exercice illégal de leur profession. Ils doivent saisir le procureur de la République, ce qui peut parfois constituer une cause de difficultés. L’Ordre des médecins déclare ainsi qu’il « est […] difficile de recueillir des preuves ou des témoignages utilisables en justice »[7].
Enfin, l’implication des Ordres contre les dérives sectaires paraît inégale. Malgré un travail de sensibilisation fait généralement par les instances nationales, peu se sont engagés dans une démarche volontariste tendant à élaborer une doctrine permettant de lutter contre celles-ci.

4-    Une réponse judiciaire difficile à mettre en œuvre malgré l’existence d’outils législatifs importants, quoiqu’incomplets

Si la plupart des juristes ayant touchés la matière de près ou de loin s’accordent à penser que l’arsenal législatif actuel est suffisant pour permettre de réprimer les agissements des mouvements à caractère sectaire, ce n’est pas le cas de Maître Daniel Picotin — avocat spécialisé en droit des dérives sectaires et président de la délégation régionale du CCMM « Infos-sectes Aquitaine » —, ni dans une moindre mesure de François Pignier, ancien président de chambre à la Cour d’appel de Paris et vice-président du CCMM.
Respectivement auteurs du Manifeste pour une législation efficace de protection des victimes d’emprise mentale[8] et de l’ouvrage Les dérives sectaires face au droit français[9], l’un comme l’autre estiment que les dispositions tant pénales que civiles mériteraient d’être améliorées.
-       Dispositions pénales :
Les qualifications pénales susceptibles d’incriminer les personnes physiques et morales auteures de dérives sectaires sont nombreuses. Elles relèvent à la fois de plusieurs infractions de droit commun et d’une infraction spécifique : le délit d’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse. Les deux types d’infractions s’avèrent d’ailleurs souvent étroitement imbriqués, l’infraction de droit commun n’étant souvent rendue possible que par l’état d’emprise de la victime.
En matière de droit commun, nous l’avons vu, les dérives sectaires sont susceptibles d’occasionner nombre d’infractions à l’encontre de leurs victimes : atteintes aux biens (escroquerie, extorsion de fonds, abus de confiance…), atteintes aux personnes (homicides ou blessures involontaires, privation de soin, non-assistance à personne en danger…), non-dénonciation de crimes, violences et menaces, proxénétisme, corruption de mineurs, agressions sexuelles, etc.
Le délit d’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse, infraction spécifique, est issu de la loi dite About-Picard du 12 juin 2001[10]. S’appuyant sur le délit préexistant d’abus de faiblesse (voir encadré), le législateur a prévu un cas particulier pour la personne « en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement ». L’objectif était double : d’une part protéger les victimes de dérives sectaires ; d’autre part, sanctionner spécifiquement le processus d’emprise mentale. Les termes retenus par la loi sont assez généraux et laissent au juge un large pouvoir d’appréciation en fonction des faits. À noter également que la loi de 2001 est venue renforcer les sanctions applicables aux personnes morales, notamment leur dissolution.
L’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse dans le Code pénal
Le premier alinéa de l’article 223-15-2 du Code pénal prévoit qu’ « est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse, est apparente ou connue de son auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice de pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou à une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. »
Le deuxième alinéa crée une circonstance aggravante lorsque « l’infraction est commise par le dirigeant de fait ou de droit d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique ou physique des personnes qui participent à ces activités ». Les peines sont alors portées à cinq ans d’emprisonnement et à 750 000 euros d’amende.
En outre, des peines complémentaires encourues par les personnes physiques coupables de ce délit sont prévues à l’article 223-15-3 du Code pénal (interdiction de droits civiques, confiscation de la chose qui a servi à commettre l’infraction, interdiction d’émettre des chèques, interdiction de séjour…).
Quant aux personnes morales, l’article 223-15-4 prévoit que les personnes morales déclarées responsables pénalement d’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de faiblesse encourent, outre l’amende suivant les modalités prévues par l’article 131-38, les peines prévues par l’article 131-39, c’est-à-dire : la dissolution, l’interdiction d’exercer une activité professionnelle, le placement sous surveillance judiciaire, la confiscation, etc.
Si ce délit permet de surmonter les difficultés juridiques liées au consentement donné par les adeptes à tous les agissements demandés, il pose néanmoins un double problème dénoncé par Maître Picotin : la sujétion psychologique n’est punie que pour autant qu’elle conduise à un acte ou à une abstention préjudiciable (elle n’est pas reconnue comme une infraction autonome) et la jurisprudence estime dans sa grande majorité que la plainte n’est recevable que si elle émane de l’adepte (qui, par définition, se trouve sous une emprise mentale l’empêchant d’avoir conscience d’être abusé).
Rappelons à ce sujet que les proches d’une victime peuvent se substituer à l’inaction de cette dernière dès lors qu’ils justifient d’un préjudice direct et personnel, que ce soit dans le cadre spécifique du délit d’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de faiblesse, comme dans celui des infractions de droit commun. Toutefois, malgré une récente évolution de la jurisprudence[11], il est indéniable que les familles se voient le plus souvent déboutées de leurs actions, faute de cet intérêt direct et personnel à agir. En pratique, il faut attendre que la victime elle-même s’affranchisse de l’emprise mentale et porte plainte pour que le procès puisse avoir lieu, ce qui s’avère gravement préjudiciable au principe même de la protection des victimes et de leur famille.
Néanmoins, comme nous l’évoquions, les victimes renoncent souvent à porter plainte, peinant à admettre qu’elles se sont trompées. La honte d’avoir été manipulées les empêche parfois de porter leur affaire devant la justice, quand ce n’est pas la peur des représailles ou le simple coût d’une action à l’issue incertaine.
Par ailleurs, il s’avère que l’adepte ne s’extirpe pas du mouvement en cause en une seule et unique fois, et qu’il continue bien souvent à faire des allers-retours avant de parvenir à le quitter définitivement. L’emprise sectaire pèse donc encore longtemps sur lui.
Enfin, les victimes ont besoin de se reconstruire psychologiquement. Déposer plainte peut leur prendre un temps considérable. Or, pendant ce temps, les délais de prescription de l’action publique courent (trois ans en matière délictuelle et dix ans en matière criminelle, à compter de la commission des faits ou de la révélation de ceux-ci). Frédéric Malon, commissaire divisionnaire, chef de l’Office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP – Police nationale), le confirme : « Les délais de prescription constituent une difficulté. Souvent, les anciens adeptes qui portent plainte ne font ce choix qu’après une période de reconstruction, et le délai de prescription de trois ans en matière délictuelle […] est alors épuisé. S’il commençait à la sortie de la secte, nous serions plus efficaces. »[12]
Pour terminer, notons que si les associations reconnues d’utilité publique peuvent, depuis la loi du 15 juin 2000[13], exercer les droits reconnus à la partie civile[14], elles ne sont juridiquement pas encore suffisamment armées face à la capacité d’agir en justice de certains organismes à caractère sectaire.
-       Dispositions civiles :
Si la notion de dérive sectaire évoque spontanément le non-respect du Code pénal, les décisions des juridictions civiles sont également relativement nombreuses dans ce domaine. Quand l’appartenance de l’un des époux à un mouvement sectaire, par exemple, entraîne un comportement qui perturbe gravement la vie du couple ou de la famille, celle-ci peut avoir des conséquences juridiques (divorce pour faute, fixation de la résidence de l’enfant, restriction de l’exercice du droit de visite ou d’hébergement…).
De même, lorsque sont en danger la santé, la sécurité ou la moralité d’un mineur, ou que sont gravement compromises les conditions de son éducation, de son développement physique, affectif, intellectuel, le juge des enfants peut être saisi, et peut se voir prononcer des mesures éducatives comme le placement ou le suivi éducatif au domicile des parents.

B – UN ACTEUR-CLEF POUVANT CONSIDÉRABLEMENT AMÉLIORER LA RÉPONSE DES POUVOIRS PUBLICS : LE DÉTECTIVE PRIVÉ

Certes, la réaction des pouvoirs publics n’apparaît pas à la hauteur de l’enjeu que représente le risque individuel et collectif des dérives sectaires. Cependant, les bases sont présentes, pour certaines solides, et un ciment pourrait les renforcer de manière efficace : la participation active des enquêteurs de droit privé.

1-    Une implication forte des services de police et de gendarmerie, mais un manque d’effectifs et de moyens que pourrait pallier le recours aux détectives privés

Il est indéniable que ces dernières années, les services de police et de gendarmerie ont pris la mesure de la spécificité que représente la menace liée aux dérives sectaires et se sont dotés d’outils adaptés pour y faire face, et notamment de structures spécialisées dans ce type d’affaires (voir encadré).

Les structures spécialisées de la gendarmerie nationale intervenant dans la lutte contre les dérives sectaires
L’office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique (OCLAESP) participe par exemple au groupe d’appui technique créé au sein du ministère de la santé sur les pratiques non conventionnelles à visée thérapeutique susceptibles de révéler une dérive sectaire.
L’OCLAESP peut obtenir des signalements ou solliciter des renseignements auprès de l’agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM) et du réseau des agences régionales de santé (ARS). Il est également en contact avec l’agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), compétente notamment pour les compléments alimentaires.
Des échanges réguliers existent également avec les ordres professionnels (Conseils de l’ordre des médecins, des pharmaciens, des sages-femmes, des masseurs-kinésithérapeutes, des chirurgiens-dentistes, des infirmiers et des vétérinaires), par exemple pour des évaluations croisées de signalements.
En outre, l’OCLAESP dispose de points de contacts auprès de multiples industriels de la pharmacie : laboratoires pharmaceutiques et associations professionnelles comme les entreprises du médicament (LEEM).
Enfin, l’OCLAESP collabore au quotidien avec la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF), ainsi qu’avec les douanes, en matière de ventes ou trafics de produits de santé, de cosmétiques ou de compléments alimentaires par exemple.
L’office central de lutte contre le travail illégal (OCLTI) peut apporter son appui lors d’enquêtes complexes liées aux dérives sectaires dans lesquelles apparaissent notamment des faits de travail illégal.
Le service technique de recherches judiciaires et de documentation (STRJD - département « atteintes et trafics de personnes » - cellule « dérives sectaires ») du pôle judiciaire de la gendarmerie nationale ainsi que la sous-direction de la police judiciaire (SDPJ) assurent le suivi judiciaire global des enquêtes relatives aux dérives sectaires et diligentées par des unités de gendarmerie.
Plus particulièrement, le département des sciences du comportement (DSC), créé au sein du STRJD en 2002, peut, le cas échéant, appuyer les enquêteurs avec une équipe constituée notamment d’analystes comportementaux spécialisés dans les atteintes aux personnes.
La veille des sites Internet sectaires jugés les plus dangereux est quant à elle effectuée par la division de lutte contre la cybercriminalité (DLCC) du STRJD.
De plus, la prise en compte de la dimension patrimoniale d’une partie des investigations devient désormais un réflexe pour les enquêteurs patrimoniaux en « délinquance économique et financière » de la gendarmerie nationale, en vue de faciliter la confiscation, par les juridictions de jugement, de tout ou partie du patrimoine constitué illicitement.
La mise en cohérence opérationnelle propre à l’échelon central de la gendarmerie est assurée par le groupe national de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires (GNVLDS) récemment installé.

Toutefois, malgré la question écrite du 05 juillet 2012 du sénateur Jean-Michel Baylet attirant l’attention du ministre de l’intérieur de l’époque, Manuel Valls, sur le manque de moyens humains dont souffrait la cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires (Caimades – voir encadré)[15], les forces de l’ordre manquent encore d’effectifs et de moyens pour appréhender efficacement l’ensemble du phénomène et juguler son expansion.

La cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires (Caimades)
Cette cellule est un service d’enquête spécialisé, créé par une circulaire du ministre de l’intérieur du 15 mai 2009, au sein de l’office central pour la répression des violences aux personnes (OCRVP), compétent notamment en matière de lutte contre les dérives sectaires.
Cette unité a vocation à :
- assurer une meilleure circulation des renseignements portant sur les dérives sectaires entre les différents services ;
- diligenter des enquêtes judiciaires relatives aux dérives sectaires, susceptibles d’être poursuivies en application de la législation et notamment de l’article 223-15-2 du Code pénal ;
- assister les services de police ou de gendarmerie qui solliciteraient un appui opérationnel ;
- prêter assistance aux services étrangers dans le cadre de la coopération internationale et favoriser le transit de l’information à destination de l’étranger en sa qualité de point de contact Interpol, eu égard notamment à la dimension internationale de certaines structures sectaires ;
- participer aux dispositifs de formation et aux actions de prévention sur le phénomène sectaire (par l’application, par exemple, de techniques particulières d’audition des adeptes, qui sont à la fois victimes et auteurs des infractions).
Elle est compétente pour diligenter des enquêtes en propre ou en cosaisine, et apporte son concours à tous les services de police ou de gendarmerie.
Actuellement composée de six enquêteurs, la Caimades est en charge d’une vingtaine de dossiers. Ceux-ci concernent un large spectre de dérives sectaires : « nouvelles thérapies », « néo-chamanisme », « faux souvenirs induits », agressions sexuelles, dérives d’églises évangéliques controversées ...
Elle est appuyée dans ses investigations par deux psychocriminologues de l’OCRVP, en particulier pour la prise en charge des adeptes ou les interrogatoires des gourous.

Dans la droite ligne de la circulaire du ministère de l’intérieur du 26 décembre 2012[16] qui est venue recentrer l’action des forces de l’ordre sur le suivi « des groupes apocalyptiques et des déviances guérisseuses », l’enquêteur de droit privé pourrait travailler en étroite collaboration avec les services de police et de gendarmerie susvisés.
Ainsi Patrick Hefner — conseiller du directeur général de la police nationale et chef du pôle judiciaire prévention et partenariats — a-t-il lui-même confirmé que ses services travaillaient déjà avec de nombreux acteurs de terrain, et en particulier « 104 associations d’aide aux victimes, notamment l’Union nationale des associations de défense des familles et de l’individu (Unadfi) et l’Alerte faux souvenirs induits (Afsi) », et que leurs « référents dans les départements [aidaient] les victimes à porter plainte »[17].
Dans ces conditions, il apparaît tout à fait envisageable que les détectives privés — efficacement formés à la matière sensible des dérives sectaires et à ses exigences en fait de connaissances techniques, juridiques et de recueil de preuves — deviennent les collaborateurs privilégiés des forces de l’ordre dans ce domaine spécifique, véritables intervenants de terrain, à la fois experts techniques et intervenants rapidement mobilisables.
Nous verrons ultérieurement de quelles manières les enquêteurs de droit peuvent assister les services de police et de gendarmerie.

2-    Des difficultés particulières en matière d’établissement de la preuve

Au sein de son évaluation sur la mise en œuvre des poursuites judiciaires dans le cadre des dérives sectaires, la commission sénatoriale a notamment constaté « des difficultés particulières en matière d’établissement de la preuve »[18], et relaie en ce sens l’avis de l’Ordre des médecins susvisé.
Ces difficultés tiennent tant au manque de moyens et d’effectifs des services susvisés qu’à la spécificité de la matière. Submergées par le phénomène, enfermées dans un cadre légal et réglementaire des plus stricts, les forces de l’ordre se trouvent contraintes de cantonner leur action — du reste efficace[19] — aux cas les plus conséquents. Confrontées à un domaine spécifique, elles sont dans l’obligation de mettre en œuvre des actes d’enquêtes spécifiques, que sont notamment les surveillances, les filatures et les infiltrations.

Strictement encadrés par la loi, ces actes d’enquête relèvent d’un régime particulier et ne sont réservés qu’à une catégorie déterminée d’infractions : celles relevant de la « criminalité organisée », dont la notion correspond à la liste des infractions définies aux articles 706-73 et 706-74 du Code de procédure pénale, eux-mêmes issus de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, dite « loi Perben II ».
La surveillance, encadrée par l’article 706-80 du même code, est une opération typiquement policière ayant pour objectif une investigation directe au contact des individus dont l’activité et les déplacements sont observés afin de démontrer l’existence d’une infraction. Les officiers et agents de police judiciaire peuvent étendre à l’ensemble du territoire national leur surveillance :
-       des personnes soupçonnées d’avoir commis un crime ou délit relevant de la criminalité organisée,
-       de l’acheminement ou du transport des biens, objets ou produits tirés de la commission de ces infractions, ou servant à les commettre.
Le procureur de la République, préalablement informé de cette extension territoriale, peut s’y opposer.
L’infiltration, quant à elle, est encadrée par les articles 706-32 (pour les infractions liées au trafic de stupéfiants) et 706-81 à 706-87 (pour les autres infractions liées à la criminalité organisée), et consiste, pour un officier ou un agent de police judiciaire spécialement habilité, à surveiller des personnes suspectées de commettre un crime ou un délit relevant de la criminalité organisée en se faisant passer, auprès de celles-ci, pour l’un de leurs coauteurs, complices ou receleurs.
Elle peut être mise en œuvre dans le cadre d’une enquête de flagrance ou d’une enquête préliminaire (par le procureur de la République), ou encore en exécution d’une commission rogatoire du juge d’instruction, après avis du procureur de la République, dans le cadre d’une information judiciaire.
L’agent infiltré est autorisé à faire usage d’une identité d’emprunt, à opérer sur l’ensemble du territoire national et, sans être pénalement responsable[20], à effectuer certains actes dont la liste est fixée par le Code de procédure pénale :
-       acquérir, détenir, transporter, livrer ou délivrer des substances, biens, produits, documents ou informations tirés de la commission des infractions ou servant à la commission de ces infractions ;
-       utiliser ou mettre à disposition des personnes se livrant à ces infractions des moyens de caractère juridique ou financier ainsi que des moyens de transport, de dépôt, d’hébergement, de conservation et de télécommunication
Les actes de l’agent infiltré ne doivent toutefois pas constituer une incitation à commettre l’infraction.
L’autorisation d’infiltration, délivrée par l’autorité judiciaire, doit être écrite et spécialement motivée, mentionner les infractions recherchées, l’identité de l’officier de police judiciaire (OPJ) responsable de l’opération et la durée de l’infiltration (4 mois au maximum, renouvelable). Cette autorisation est versée au dossier de la procédure après l’achèvement de l’infiltration. Le magistrat peut interrompre l’opération à tout moment.
Afin d’assurer sa sortie du réseau criminel en toute sécurité, l’agent infiltré peut poursuivre ses activités, sans en être pénalement responsable, pendant le temps qui lui est strictement nécessaire. Ce délai ne peut cependant pas excéder 4 mois (éventuellement renouvelés). Le magistrat ayant autorisé l’infiltration en est informé dans les meilleurs délais.
L’OPJ responsable de l’infiltration rédige un rapport comprenant les éléments nécessaires à la constatation des infractions, tout en veillant à préserver la sécurité de l’agent infiltré et des personnes requises pour l’assister.
Le principe est que seul l’OPJ responsable de l’infiltration peut être entendu en qualité de témoin sur l’opération. Toutefois, en cas de mise en cause fondée directement sur les constatations de l’agent infiltré, l’intéressé peut demander à être confronté avec celui-ci. Dans ce cas, la confrontation est réalisée à distance par l’intermédiaire d’un dispositif technique et la voix de l’agent infiltré est rendue non identifiable. Cette confrontation ne doit pas révéler, directement ou indirectement, la véritable identité de l’agent.
Enfin, les déclarations de l’agent infiltré ne suffisent pas, à elles seules, à fonder une condamnation, sauf s’il a été procédé à une confrontation dans les conditions évoquées précédemment ou si l’agent infiltré a déposé sous sa véritable identité.

Redoutablement efficaces, ces actes d’enquête spécifiques sont néanmoins très lourds à mettre en œuvre et, une fois encore, ne sont autorisés que dans le domaine restreint de la criminalité organisée. Inadaptés — et interdits — dans le cadre des dérives thérapeutiques et/ou sectaires « communes », de petite ampleur, mue par un « dérapeuthe » isolé[21] ou un gourou « freelance », ils laissent un champ considérable du phénomène échapper à l’action des forces de l’ordre, d’autant plus face au manque de moyens humains dont souffrent actuellement les services. Malheureusement, nous l’avons vu, l’atomisation de la nébuleuse sectaire fait de ces déviances communes l’apanage de la matière, aux dangers toujours plus nombreux.
S’il est inenvisageable que les détectives privés bénéficient de telles prérogatives de puissance publique — et en particulier d’une telle immunité pénale — dans le cadre de leurs propres surveillances et infiltrations, ils s’affranchissent néanmoins du carcan légal (et légitime) du Code de procédure pénale.
Défini par l’article L621-1 du Code de la sécurité intérieure comme « la profession libérale qui consiste, pour une personne, à recueillir, même sans faire état de sa qualité ni révéler l’objet de sa mission, des informations ou renseignements destinés à des tiers, en vue de la défense de leurs intérêts », l’enquêteur de droit privé bénéficie d’atouts indispensables pour le recueil complexe de preuves dans le cadre particulier des dérives thérapeutiques et/ou sectaires.
Ainsi est-il à même de mettre en place des surveillances et des infiltrations de haute qualité[22], rapidement mobilisables, répondant à un cadre réglementaire considérablement allégé mais néanmoins parfaitement protecteurs des libertés individuelles et collectives. En effet, le détective privé est tenu de respecter un cadre déontologique strict (défini aux articles R631-1 à R631-31 du Code de la sécurité intérieure), est soumis à une législation exigeante (délimitée par les articles L621-1 à L624-14 du même code) et doit, en plus d’acquérir une qualification professionnelle rigoureuse, obtenir l’agrément de l’État, gage de son honorabilité et de sa professionnalisation.

3-    La force probatoire des rapports d’enquêtes privées

Rappelons avant tout que le rapport remis par l’enquêteur privé à son mandant et/ou à l’avocat de ce dernier est une pièce obligatoire. Il récapitule les démarches, les recherches, les faits et documents identifiés, les surveillances, les filatures et autres investigations effectuées, et constitue un élément décisif permettant à la fois de rapporter les éléments de preuves et/ou de présomptions, de saisir la juridiction compétente, ou encore de solliciter auprès du magistrat une mesure d’instruction ou d’urgence.
Soumis au secret professionnel, l’ensemble des éléments recueillis et rapportés demeurent totalement confidentiels jusqu’à la production du rapport en justice dans le cadre du débat contradictoire.
Depuis maintenant plusieurs dizaines d’années, la jurisprudence confirme la validité des témoignages et rapports de détectives privés devant les cours et tribunaux, et ce, dans divers domaines du droit, sous réserve, bien entendu, de respecter les normes juridiques pour qu’ils soient admissibles devant les magistrats.
Ces normes imposent un certain nombre de règles, telles que :
-       le caractère détaillé, circonstancié et précis des constatations ou des renseignements,
-       l’identification du signataire,
-       l’absence d’animosité à l’égard des parties,
-       l’objectivité,
-       la loyauté de la preuve et sa licéité,
-       ou encore la légitimité de la demande du mandant.

4-    Le binôme enquêteur privé-psychologue cognitiviste : l’acteur parfait

Nous l’avons vu, l’emprise mentale reste un mécanisme difficile à appréhender pour les juristes comme pour les non-spécialistes.
Ainsi la circulaire de politique pénale du 19 septembre 2011[23] est-elle venue apporter des éléments d’appréciation à destination des magistrats pour leur permettre de caractériser le délit d’abus frauduleux de faiblesse d’une personne en état de sujétion psychologique (voir encadré), notion pénale se confondant avec celle d’emprise mentale.
La recherche des éléments constitutifs de l’abus de faiblesse
Circulaire de politique pénale du 19 septembre 2011
« Vous veillerez donc, lorsque les premiers éléments de l’enquête font apparaître une suspicion de dérives sectaires, à ce que des actes d’enquête portent spécifiquement sur l’existence ou non des éléments constitutifs de cette infraction, qui peut être visée soit de manière unique, soit en concours avec d’autres infractions.
« Ainsi, il conviendra de vérifier si les victimes se trouvent en état de sujétion psychologique.
« Sur ce point, les expertises psychiatriques et psychologiques sont des actes d’enquête particulièrement utiles. Il importe que leurs missions évoquent cette suspicion de dérives sectaires et amènent l’expert à travailler et à se prononcer sur la relation de dépendance psychologique du sujet à un tiers.
« Des éléments concrets de la vie des victimes sont également pertinents pour établir l’état de sujétion psychologique : ainsi, la séparation des membres de la famille, la rupture avec l’environnement professionnel ou amical, le refus des traitements médicaux conventionnels, l’exigence de remise de fonds, l’absence d’accès aux médias ou aux moyens de communication...
« Cette analyse nécessite de disposer d’éléments sur leur mode de vie et ses éventuelles transformations sur une période de temps suffisamment longue.
« Il conviendra ensuite d’examiner si cet état de sujétion psychologique est dû à des pressions ou techniques propres à altérer le jugement.
« Il importe alors que les auditions des protagonistes de la procédure ainsi que tous les autres actes d’enquête utiles permettent d’apprécier l’existence d’une sujétion psychologique et l’exercice de cette sujétion par des personnes physiques ou morales par le biais de pratiques physiques, cognitives, comportementales induites chez les victimes. A titre d’exemples, on peut citer : les tests, les cures de purification, les régimes vitaminés, les jeûnes prolongés, les cours d’initiation répétés, l’introduction d’un vocabulaire et d’un état-civil spécifique au groupe…
« Enfin, il convient de faire vérifier, dans le cas où cet état de sujétion psychologique est constaté et qu’il peut être imputé à des pressions ou techniques mises en place par une personne physique ou morale déterminée, s’il a entraîné des actes ou abstentions gravement préjudiciables pour les victimes.
« Ces actes ou abstentions peuvent évidemment concerner le patrimoine des victimes, leur santé, leur activité professionnelle mais aussi leur vie familiale et affective.
« Bien évidemment, ce travail d’enquête impliquant des investigations complexes, vous pourrez, lorsque la gravité des faits le justifie, requérir l’ouverture d’informations judiciaires. »

De son côté, désireuse de rompre avec cette difficulté d’objectivation juridique de la dérive sectaire, et de l’emprise mentale en particulier, la Miviludes a précisé — sur la base des signalements reçus depuis une dizaine d’années et des différents travaux que nous avons évoqués (Trouslard, Parquet, Abgrall, Fournier, Monroy…) — le contenu de ses dix critères d’identification initiaux (voir supra), et ce, de manière à déterminer un champ de signaux d’alerte. Sans aucun caractère impératif ou exhaustif, et découlant de la seule analyse des situations de dérives sectaires transmises à la mission interministérielle comme des travaux susvisés, ils présentent toutefois un intérêt pratique et peuvent aider des victimes, des proches de victimes, des acteurs institutionnels, professionnels ou associatifs, à déceler un risque de dérive sectaire, plusieurs d’entre eux étant évidemment nécessaires pour caractériser une telle situation. La Miviludes les établit de la manière suivante :
Dérives concernant les personnes
            Comment déceler l’influence sectaire dans le comportement d’un proche ?
-       adoption d’un langage propre au groupe
-       modification des habitudes alimentaires ou vestimentaires
-       refus de soins ou arrêt des traitements médicaux régulièrement prescrits
-       situation de rupture avec la famille ou le milieu social et professionnel
-       engagement exclusif pour le groupe
-       soumission absolue, dévouement total aux dirigeants
-       perte d’esprit critique
-       réponse stéréotypée à toutes les interrogations existentielles
-       embrigadement des enfants
-       existence d’atteintes à l’intégrité physique ou psychique
-       manque de sommeil
Dérives concernant les biens
Comment déceler l’influence sectaire en matière économique et financière ?
-       acceptation d’exigences financières de plus en plus fortes et durables
-       engagement dans un processus d’endettement
-       legs ou donations à des personnes physiques ou morales en lien avec le groupe auquel appartient la victime
-       obligation d’acheter ou de vendre certains matériels ou services comme condition incontournable d’appartenance au groupe
-       participation à des conférences, stages, séminaires, retraites, en France ou à l’étranger
-       existence d’escroqueries ou de publicité mensongère sur les qualités substantielles d’un produit ou d’un service
Dérives concernant la vie sociale et démocratique
Comment déceler l’influence sectaire dans le domaine de la vie sociale et démocratique ?
-       discours antisocial ou antidémocratique
-       critique des institutions de la République
-       troubles à l’ordre public
-       perturbation du fonctionnement normal des services publics (par exemple, intrusion non autorisée dans les hôpitaux pour empêcher certains actes médicaux)
-       existence de condamnations judiciaires ou ordinales
-       détournement des circuits économiques traditionnels
-       tentatives d’infiltration ou de déstabilisation des pouvoirs publics
-       publication de documents ayant l’apparence d’un caractère officiel dénigrant certains services publics
-       détournement de marques, dessins, titres et modèles officiels pour amener une confusion dans l’esprit du public
Fort de cette « boîte à outils », l’enquêteur de droit privé efficacement formé peut mener à lui seul des enquêtes complètes en milieu sectaire — du repérage à l’infiltration, en passant par la surveillance et la filature — et rendre compte au sein de son rapport d’enquête de l’ensemble des éléments qu’il aura relevé.
Une fois visé par un ou une psychologue cognitiviste — dont l’expérience scientifique permettra d’analyser l’ensemble des éléments recueillis afin de qualifier ou non l’emprise mentale et, partant, l’éventuelle dérive sectaire —, le rapport du détective privé devient un véritable outil probatoire, un document qui, à lui seul, peut permettre de pallier les difficultés particulières en matière d’établissement de la preuve relevées par la commission.
En effet, alors qu’il se voit abandonné aux lumières et à la prudence du magistrat civil (selon l’article 1353 du Code civil) et à l’intime conviction du magistrat pénal[24] (selon l’article 427 du Code de procédure pénale), le rapport de l’enquêteur privé en matière sectaire gagnera d’autant plus la confiance des juges s’il est validé scientifiquement.

5-    Les différentes voies d’intervention de l’enquêteur de droit privé

1. Le détective privé peut tout d’abord être sollicité directement par les proches de la victime, ou la victime elle-même une fois extirpée de l’emprise. Il signera avec ces derniers un contrat de mandat[25], à travers lequel ils confiront au professionnel mandaté une mission d’enquête et lui donneront pouvoir pour prendre ou adapter en leur nom et pour leur compte toutes les mesures techniques et professionnelles nécessaires à la recherche de la preuve et à la réussite de la mission confiée, si nécessaire en liaison avec les juristes désignés par ceux-ci, et ce, dans les conditions fixant les motifs, l’objet, la légitimité ainsi que les modalités financières de la mission.
Par ailleurs, l’enquêteur s’engagera à travers cette convention (sauf cas de force majeure) à mettre tous ses moyens légaux en œuvre pour la réalisation du mandat, étant tenu conformément à la jurisprudence à une obligation de moyens.
Enfin, une clause importante du contrat permettra au détective mandaté de se charger, si besoin, de choisir pour le compte du mandant les collaborateurs nécessaires à l’exécution de la mission. On pense ainsi naturellement au psychologue cognitiviste, validation scientifique du rapport d’emprise (ou d’absence d’emprise) mentale et fer de lance de sa force probatoire.
De par cette convention de mandat, l’enquêteur de droit privé agira parallèlement à l’éventuelle enquête officielle, en veillant toutefois à ne pas entraver l’exercice de la justice, dont les infractions sont réprimés par les articles 434-7-1 à 434-23-1 du Code pénal.
2. Par ailleurs, le détective privé peut être directement requis par l’officier de police judiciaire en charge de l’enquête officielle, par le procureur de la République ou par le juge d’instruction, et ce, en vertu de leur droit respectif au recours à toutes personnes qualifiées.
Ce droit permet aux magistrats ou à l’officier susvisés d’obtenir la remise d’informations ou l’exécution d’un travail précis, et peut être mis en œuvre dans le cadre d’une enquête de flagrance, d’une enquête préliminaire ou d’une enquête sur commission rogatoire.
Il est à noter que l’enquêteur de droit privé régulièrement requis ne peut, sans motif légitime, refuser de l’exécuter sous peine d’être poursuivi[26] ; en cas d’acceptation, il sera soumis de plein droit au secret professionnel.
3. De plus, le détective privé peut être sollicité par un prescripteur, soit directement, soit par renvoi du conseiller écoutant.
Nombre d’associations, certaines reconnues d’utilité publique, agissent efficacement dans le domaine de la prévention et de la lutte contre les dérives thérapeutiques et sectaires. Nous avons déjà cité l’Unadfi, le CCMM ou l’association Alerte faux souvenirs induits (Afsi), mais nous pourrions également citer l’association Psychothérapie Vigilance (PsyVig), l’Institut national d’aide aux victimes et de médiation (Inavem), le Groupe d’étude des mouvements de pensée en vue de la protection de l’individu (Gemppi), l’association Secticide, l’association Attention Enfants, le Cercle laïque pour la prévention du sectarisme (CLPS) et, enfin et surtout, la Fédération européenne des centres de recherche et d’information sur le sectarisme (Fecris), réseau de 30 pays, dont 5 pays non-européens, constitué d’associations membres et de correspondants, et dont font partie la plupart des associations susvisées.
La prise de contact avec ces prescripteurs, voire l’intégration au sein de leur réseau, et en particulier de la Fecris, permettrait à l’enquêteur de droit privé de devenir un partenaire direct, vers lequel les conseillers écoutant de ces associations renverrait les victimes ou les proches de victimes, et inversement.
Alors que les représentants de la grande majorité de ces associations ont témoigné auprès de la commission sénatoriale de leur manque de moyens d’action sur le terrain de la lutte contre les dérives thérapeutiques et sectaires, l’enquêteur privé pourrait endosser le rôle à la fois du référent, de l’expert, du conseiller et de l’intervenant, d’autant plus s’il travaille de concert avec un psychologue cognitiviste.
Libre aux victimes ou proches de victimes de se rapprocher ensuite d’une association ou d’un enquêteur, l’un comme l’autre travaillant conjointement, et ce, dans le but final d’apporter conseil, soutien et recueil d’éléments de preuves.
En outre, n’oublions pas que toute association agissant dans ce domaine et reconnue d’utilité publique peut se constituer partie civile, et que ni l’accord de la victime ni l’introduction préalable de l’affaire par cette dernière ou par le procureur de la République ne sont nécessaires. Nous pouvons aisément imaginer le rôle capital que peut endosser l’enquêteur privé dans ce cadre particulier, et ce, d’autant plus s’il devient un partenaire régulier desdites associations.
4. En plus des associations issues d’initiatives privées, l’enquêteur privé pourrait établir un partenariat avec la Miviludes et les autres institutions publiques intervenant de près ou de loin dans le domaine sectaire, telles que les conseils départementaux de prévention de la délinquance, d’aide aux victimes et de lutte contre la drogue, les dérives sectaires et les violences faites aux femmes (CDPD), ou encore les différents ordres.
Le site Internet officiel de l’administration française, http://vosdroits.service-public.fr, préconise lui-même dans sa fiche « Que faire face à une association qui présente une dérive sectaire ? »[27] de :
-       recueillir toutes les informations sur l’association tenues à la disposition du public,
-       demander l’avis de la Miviludes,
-       relever les divers indices concrets démontrant un risque avéré de dérive sectaire.
 Ainsi l’administration reconnaît-elle l’importance du recueil d’indices et de preuves en la matière et, implicitement, la nécessité de l’enquête privée. Couplé au signalement effectué auprès de la Miviludes, ce recueil systématique permettrait non seulement de pallier la difficulté des victimes et proches de victimes à relever ces fameux « indices concrets », mais également d’étayer les données recueillies par la mission interministérielle et les autres institutions publiques pour leur travail de lutte et de prévention.
La rubrique « être aidé » du site Internet de la Miviludes[28] présente d’ores et déjà quatre points essentiels :
-       saisir la Miviludes ;
-       solliciter l’aide des associations d’aide aux victimes ;
-       interroger une administration de l’État ou un Conseil de l’Ordre professionnel ;
-       solliciter une assistance dans le cadre de la prévention de la radicalisation violente.
Elle pourrait se voir complétée par un cinquième point, « solliciter l’intervention d’un enquêteur privé dans le cadre du recueil indispensable d’indices concrets démontrant un risque avéré de dérive sectaire », avec un référencement complet des enquêteurs partenaires (tel qu’il est effectué pour les associations).
5. Enfin, l’enquêteur privé peut être sollicité directement par le juge civil ou pénal dans le cadre d’une procédure en cours ou à venir.
Le juge civil peut ainsi requérir, d’office ou à la demande de tout intéressé, l’intervention d’un enquêteur privé sur la base des mesures d’instruction qui sont à sa disposition, à savoir la constatation[29], la consultation[30] ou l’expertise[31], et ce :
-       soit au stade précontentieux par voie de référé[32] ou d’ordonnance sur requête[33] s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, dans le cadre de l’article 145 du Code de procédure civile[34],
-       soit durant la procédure sur la base de l’article 144 du même code dès lors que le juge ne dispose pas d’éléments suffisants pour statuer[35].
Dans tous les cas, la jurisprudence est claire : les juges du fond apprécient souverainement l’opportunité d’ordonner des mesures d’instruction. Il appartient aux avocats des parties de démontrer au juge qu’il ne dispose pas d’éléments suffisants pour statuer (article 144) ou que des faits et des preuves dont pourrait dépendre la solution du litige sont en péril (article 145). Ceux-ci devront toutefois bénéficier d’un certain nombre d’éléments appuyant leur demande, la mesure d’instruction ne devant pas constituer l’unique élément de preuve et ne pouvant être ordonnée en vue de suppléer la carence de la partie dans l’administration de la preuve[36]. En plus de celui d’expert commis par le juge, le rôle de l’enquêteur privé sera donc d’étayer, à la manière d’un « pré-expert », les premiers éléments détenus par son mandant et renforcer ainsi son dossier auprès du juge pour l’obtention d’une mesure d’instruction.
Quant au juge pénal, il peut — soit d’office, soit à la demande des parties, soit à la demande du ministère public — ordonner une expertise sur la base de l’article 156 du Code de procédure pénale. Lors de ses recommandations de bonnes pratiques juridictionnelles en date des 15 et 16 novembre 2007, la Cour de cassation a admis que « le juge [NDLA : civil ou pénal], de manière exceptionnelle, pourra désigner un expert hors liste, par exemple si la spécialité requise n’est pas prise en compte par l’actuelle nomenclature, ou si la renommée et la compétence spécifique du technicien le justifie », et qu’ « un tel choix doit être justifié par des raisons particulières et nécessite de la part de l’expert ainsi désigné le respect des contraintes inhérentes à l’expertise, [étant] de bonne pratique de lui faire prêter serment »[37].


[1] DGEFP, Pôle emploi, organismes de qualification, collectivités, ministère de l’enseignement supérieur et de la recherche, etc.
[2] Audition de M. Xavier RONSIN, directeur de l’Ecole nationale de la magistrature, op. cit., p. 325.
[3] Audition de M. Laurent VALLÉE, directeur des affaires civiles et du Sceau, op. cit., p. 359.
[4] Circulaire CRIM 98-11 G3/01-12-1998 (NOR : JUSD9830145C) du 1er décembre 1998 relative à la lutte contre les atteintes aux personnes et aux biens commises dans le cadre des mouvements à caractère sectaire.
[5] Police, gendarmerie, direction régionale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle, direction départementale de la PJJ, rectorat, direction départementale de la jeunesse et des sports, direction régionale des douanes, direction régionale des services fiscaux et procureurs de la République du ressort, ainsi que les Conseil généraux si la question du sort de mineurs membres de sectes est évoquée.
[6] Décret n° 2006-665 du 7 juin 2006 relatif à la réduction et à la simplification de la composition de diverses commissions administratives.
[7] Audition de M. Patrick Romestaing, président de la section Santé publique du Conseil national de l’Ordre des médecins, op. cit., p. 226.
[8] Daniel Picotin (2012), Manifeste pour une législation efficace de protection des victimes d’emprise mentale, Paris : CCMM-Centre Roger Ikor, 28 p.
[9] François Pignier (2011), Les dérives sectaires face au droit français, Paris : Centre contre les manipulations mentales – Centre Roger Ikor, 276 p.
[10] Loi n° 2001-504 du 12 juin 2001 tendant à renforcer la prévention et la répression des mouvements sectaires portant atteinte aux droits de l’homme et aux libertés fondamentales, du nom des deux parlementaires qui en furent les rapporteurs, à savoir Nicolas About, médecin de formation, et Catherine Picard, présidente de l’Unadfi.
[11] Arrêt n° 137 du 8 avril 2008, non publié, rendu par la chambre de l’instruction de la Cour d’appel de Caen.
[12] Audition de M. Frédéric Malon, commissaire divisionnaire, chef de l’Office central pour la répression des violences aux personnes, op. cit., p. 355.
[13] Loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 renforçant la protection de la présomption d’innocence et les droits des victimes.
[14] L’Unadfi a obtenu l’agrément d’utilité publique et est donc habilitée à se constituer partie civile, ce qu’elle a fait 29 fois depuis 2000.
[15] Voir l’annexe VI, Question écrite du sénateur Jean-Michel Baylet au ministre de l’intérieur sur le manque de moyens humains de la cellule d’assistance et d’intervention en matière de dérives sectaires, 14e législature, juillet 2012.
[16] Circulaire NOR : INT D 1238410 C du 26 décembre 2012 relative aux orientations du ministère de l’intérieur en matière de lutte contre les dérives sectaires pour 2013.
[17] Audition de M. Patrick Hefner, conseiller du directeur général de la police nationale, chef du pôle judiciaire prévention et partenariats, op. cit., p. 352.
[18] Sénat (2013), op. cit., p. 196.
[19] Depuis sa création, la Caimades a par exemple mené des investigations dans une quarantaine de dossiers, visant parfois des mouvements à dimension nationale voire internationale. La cellule est intervenue avec succès dans différentes affaires récentes : les « reclus de Monflanquin », « l’université de la relation », « les Béatitudes », « Ave Maria », l’affaire Robert Le Dinh dit « Tang » ou, plus récemment encore, l’affaire de « la gourelle de Lisieux ». Dans cette dernière affaire, qui a donné lieu le 22 janvier 2013 à la condamnation, par le tribunal correctionnel de Lisieux, à quatre ans d’emprisonnement de la responsable du « Parc d’accueil » sur le fondement du délit d’abus frauduleux de faiblesse d’une personne en état de sujétion psychologique, la Caimades a utilisé des méthodes novatrices. Les lignes téléphoniques de la « gourelle » avaient été placées sur écoute, puis les enregistrements soumis à un expert psychiatre, ce qui a permis de donner au juge des éléments caractérisant l’emprise mentale. Plus de 50 % des affaires traitées actuellement par la Caimades ont un lien avec la santé.
[20] La circulaire CRIM 2004-13 G1/02-09-2004 (NOR : JUSD0430177C) du 2 septembre 2004 de présentation des dispositions relatives à la criminalité organisée de la loi n° 203-2004 du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité, précise : « l’agent infiltré bénéficie d’une immunité pénale pour tous les actes qu’il commet dans le cadre de l’opération qui le rendent co-auteur, complice ou receleur d’une infraction. L’immunité pour les infractions commises en qualité de co-auteur permet à l’agent d’agir éventuellement à titre principal, cette terminologie ayant pour seule fin de faire écho à l’interdiction qui lui est faite d’être l’instigateur des faits. En effet, les actes ne peuvent en aucun cas constituer une incitation à commettre une infraction. Dans ce cas, cela entraînerait d’une part la nullité de la procédure (article 706-81 dernier alinéa), et d’autre part le retrait de l’immunité pénale de l’agent. L’immunité pénale donnée à l’agent infiltré par l’article 706-82 du Code de procédure pénale est en effet une application de l’article 122-4 du Code pénal aux termes duquel "n’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires". Or si l’agent infiltré incite à commettre des infractions, il se place hors du cadre défini par l’article 706-81 du Code de procédure pénale et accomplit dès lors un acte qui n’est plus "autorisé par des dispositions législatives". Pour cette raison il ne saurait bénéficier de l’immunité pénale précitée et devra faire l’objet de poursuites. »
[21] Tels que Serge Blisko, président de la Miviludes, nomme les praticiens déviants
[22] Telles que les pratiquent les journalistes d’investigation ; à ce propos, voir l’annexe VII, Exemples d’infiltrations sectaires journalistiques.
[23] Circulaire de politique pénale NOR : JUSD1125511C du 19 septembre 2011 relative à la vigilance et la lutte contre les dérives sectaires.
[24] Ou à celle des jurés de Cour d’assises (articles 304 et 353 du Code de procédure pénale).
[25] Régi par les articles 1984 à 2010 du Code civil.
[26] La personne qui refuse de répondre à une réquisition judiciaire sans motif légitime est puni d’une amende de 3750 € ; elle a de plus l’obligation légale de le faire dans les meilleurs délais.
[27] Récemment supprimée, la fiche est désormais accessible via la Wayback Machine du projet californien consacré à l’archivage du web Internet Archive, à l’adresse suivante :
[29] Désigne l’acte par lequel le technicien se prononce sur la matérialité de faits qu’il décrit et dont il fait rapport au demandeur (article 249 du Code de procédure civile).
[30] Désigne l’acte par lequel le technicien énonce un avis sur une question purement technique ou sur une question de l’espèce ne demandant pas d’investigation complexe (article 256 du CPC).
[31]Désigne l’acte par lequel le technicien énonce un avis sur une question impliquant la mise en œuvre d’investigations complexes demandant au technicien, outre des recherches dans les bases de données accessibles ou l’exploitation de sa propre expérience, des investigations particulières (article 263 du CPC).
[32] L’ordonnance de référé est définie par l’article 484 du CPC comme « une décision provisoire rendue à la demande d’une partie, l’autre présente ou appelée, dans les cas où la loi confère à un juge qui n’est pas saisi du principal le pouvoir d’ordonner immédiatement les mesures nécessaires ».
[33] L’ordonnance sur requête est définie par l’article 493 du CPC comme « une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ».
[34] « S’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instruction légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé. »
[35] « Les mesures d’instruction peuvent être ordonnées en tout état de cause, dès lors que le juge ne dispose pas d’éléments suffisants pour statuer. »
[36] L’article 146 du CPC précise en effet qu’ « une mesure d’instruction ne peut être ordonnée sur un fait que si la partie qui l’allègue ne dispose pas d’éléments suffisants pour le prouver » et qu’ « en aucun cas une mesure d’instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence de la partie dans l’administration de la preuve ».
[37] Cour de cassation (2007, 15-16 novembre), Recommandations de bonnes pratiques juridictionnelles – Conférence de consensus « L’expertise judiciaire civile » [en ligne], Paris : Palais de justice,

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